Publié dans ALAUDA 1932, IV-3, p. 298-303
LES MILANS EN LORRAINE
Ethologie et adaptation à l'homme
Par H. HEIM DE BALSAC
(Réponse à l'enquête ouverte dans Alauda, no 2, 1932)
Qu'il nous soit permis tout d'abord de faire remarquer que les
caractères différentiels entre les deux espèces de
Milans ne sont pas toujours si faciles à saisir sur les oiseaux
au vol. On distingue toujours un Milan des autres Rapaces de nos
régions à son vol particulier, résultant de la
longueur des ailes et de la queue. Un Milan royal qui passe au-dessus
de l'observateur se remarquera aisément à la fourche
prononcée de sa queue entièrement couleur re rouille et
à la tache blanche qui se trouve sous chaque aile. Mais qu'un
oiseau se présente horizontalement ou quitte son nid de loin on
le déterminera génériquement, mais pas toujours
spécifiquement. Nous en avons fait plusieurs fois
l'expérience personnelle, et pourtant nous possédons une
certaine habitude des Milans in
natura.
Nous avons étudié les deux Milans surtout en
Meurthe-et-Moselle et dans les régions limitrophes; les
observations ci-dessous sont personnelles et se rapportent
exclusivement à la Lorraine et à des oiseaux
nidificateurs.
En Meurthe-et-Moselle le Milan royal Milvus
milvus et le Milan noir Milvus
migrans sont reproducteurs dans tout le Nord du
département (districts de Briey, Longuyon, Longwy). On les
trouve même dans les boisements qui chevauchent les
frontières belge et luxembourgeoise. A ce titre au moins ils
doivent figurer encore dans la faune nidificatrice du Luxembourg, bien
que MORBACH annonce leur disparition à peu près
complète du Grand-Duché et que FERRANT (Faune du Grand-Duché de Luxembourg,
Oiseaux, pp. 88 et 89, 1926) s'exprime ainsi : Milan royal
« migrateur assez répandu, mais commun nulle part.
Quelques rares couples restent irrégulièrement dans nos
contrées pour s'y reproduire». Milan noir « devenu
très rare chez nous où on ne le rencontre plus qu'aux
époques de son double passage. Nichait encore en 1893 dans les
parties boisées des environs de Remich, et en 1903 dans les bois
de Palzem. » A notre avis le mode d'agriculture et
d'exploitation des boisements dans le Luxembourg ne conviennent pas aux
Milans et expliquent leur rareté. Dans le Sud de la
Meurthe-et-Moselle nous avons observé les deux Milans non loin
de Nancy (Frolois, Pont-Saint-Vincent), et ils nichent aussi dans la
région de Toul-Manonville comme l'ont signalé
D'HAMONVILLE et C. LOMONT.
Dans la Meuse, les Milans royal et noir se reproduisent dans les
districts de Montmédy, Marville, Spincourt, Étain, et
sans doute plus à l'Ouest. D'HAMONVILLE les a
dénichés dans les boisements de La Reine (20
kilomètres Ouest de Manonville), et CASTEL observe
régulièrement le Milan royal autour de Sauvigny (in litt.). Ce collègue
pourra sans doute nous documenter prochainement sur la présence
des Milans dans les Vosges.
Dans le département des Ardennes nous avons noté avant
guerre et ce printemps encore l'existence du Milan royal non loin de
Carignan et en période de reproduction. LABITTE, il y a quelques
années, a signalé dans la R.F.O. la nidification d'un couple
de Mitan royal dans la région de Vouziers. Nous ne pensons pas
que les Milans dépassent vers l'Ouest les districts de Sedan et
de Charleville. De l'Ardenne orientale française le Milan royal
empiète quelque peu sur l'Ardenne belge méridionale,
comme en témoignent le nid et les œufs recueillis
récemment près de Bouillon et actuellement au
Musée de Bruxelles (Voir les articles de C. DUPOND in Le Gerfaut et Chasse et Pêche, no 25,
janvier 1932. Voir également pour d'autres détails :
VAN HAVRE. Les Oiseaux de la Faune
belge.). Dans l'Ardenne belge septentrionale les Milans ne sont
pas cités comme reproducteurs.
Quant à la densité des Milans, dans les districts que
nous connaissons bien, elle peut s'exprimer à peu près
ainsi : Un couple de Milans royal dans une aire circulaire de 10
kilomètres de diamètre (Ce qui n'empêche pas que
parfois l'on trouve deux couples vivant côte à
côte). Le Milan noir était bien plus nombreux avant guerre
et dans les années qui suivirent la conflagration. Mais depuis
cinq ans paraît diminuer (peut-être temporairement) et
cette année il était à peu près aussi
clairsemé que le Royal.
Les Milans sont essentiellement des Rapaces chassant dans les terrains
découverts. Mais les rochers ou les arbres leur sont
nécessaires pour percher et pour nicher. Leurs grandes ailes les
gênent considérablement dans les boisements et ils ne
chassent jamais sous bois comme le font régulièrement
l'Autour et assez souvent la Buse ou la Bondrée. Le Milan noir
aime la proximité des étangs et des cours d'eau, mais
peut fort bien s'en passer. La chasse à l'affût sur une
branche morte, un poteau ou un pieu, fréquente chez la Buse,
n'est pas employée par les Milans. Ceux-ci, en quête de
nourriture, volent lentement ou décrivent de petits cercles,
très bas (10 mètres au plus), sans un battement d'aile ;
mais la longue queue agit sans cesse et assure la direction ou la
giration. Le Milans nous semblent tout à fait adaptés
à l'industrie humaine. Sous les tropiques ou en Egypte ils
vivent de voirie. Le même fait a été signalé en
Angleterre autrefois. Nous le constatons encore chaque année en
Lorraine : Dans les champs d'épandage où est
transportée la voirie de la ville de Longwy on observe souvent
des Milans en compagnie de Corneilles noires. Loin des
agglomérations ou des nappes d'eau, les Milans se contentent
d'écumer les champs cultivés. Le labourage leur fournit
alors la plus grande part de leurs aliments : Comme les Corneilles, les
Étourneaux, les Bergeronnettes, ils suivent le laboureur et
ramassent dans les sillons les Taupes, Rongeurs et larves de Hannetons
tués par le soc de la charrue. Ils ne chassent pas au-dessus des
prairies comme le font les Buses. Les fermes isolées et les
alentours des villages sont régulièrement survolés
par les Milans en quête de bêtes crevées, de jeunes
volailles ou de matériaux pour leur nid. La culture semble donc
convenir éminemment à ces oiseaux, dans nos
régions du moins. De grandes plaines cultivées où
le morcellement des terres en petites propriétés
amène des labourages limités, mais successifs, plaines
entrecoupées de vallées boisées, comme on en
trouve en Meurthe-et-Moselle, paraissent une nécessité
pour les Milans. C'est la raison pour laquelle le Luxembourg, pays de
prairies et de parcs à bestiaux, entremêlés de
boqueteaux, ne convient guère à ces oiseaux. C'est
peut-être aussi la raison de la disparition presque
complète du Milan royal en Angleterre.
Le Milan royal s'attaque sans doute au gibier, à en juger les
peaux de jeunes Lièvres trouvées dans les nids (animaux
morts). Nous l'avons vu une fois apporter à ses jeunes une
grande Couleuvre à collier. Dans une occasion nous avons
observé un Milan capturant une Taupe, dans un champ de
blé venant d'être fauché. Une autre fois un poussin
de cette espèce avait mangé un jeune Rapace nocturne
(Moyen-duc?).
Dans nos régions les Milans sont migrateurs à peu
près réguliers. Cependant, certains Milans royaux se
voient en janvier et FERRANT (l.c.)
cite aussi le fait pour le Luxembourg.
Le Milan royal revient en Lorraine à la fin de février ou
au début de mars. Le Milan noir un peu plus tard. Aussitôt
les oiseaux s'installent dans les cantonnements de l'année
précédente et l'acte de la reproduction commence.
Les secteurs de reproduction se trouvent dans une région
déterminée pour un boisement donné. C'est
généralement un jeune taillis où les grands arbres
sont bien dégages et où le sous-bois est encore bas. Ce
dernier caractère donne aux arbres et aux nids qu'ils supportent
une apparence plus
élevée au-dessus du sol qui doit plaire aux oiseaux, en
même temps que l'abord du nid est plus facile pour l'animal au
vol. Lorsque le boisement est en pente raide les arbres paraissent
d'autant plus élevés, ils se dégagent les uns des
autres par la différence de niveau du sol, et les Milans sont
moins difficiles sur le choix de l'emplacement qu'en terrain plat. Ces
secteurs changent de place au bout de quelques années en raison
de la croissance du sous-bois qui s'élève de plus en
plus. Jamais l'on ne voit un nid de Milan dans un grand gaulis. Les
oiseaux suivent ainsi avec une certaine fidélité l'ordre
d'exploitation des coupes. C'est là encore une adaptation
à l'industrie humaine.
Nous venons de parler de « secteurs de reproduction ».
C'est qu'en effet il est rare de trouver un nid de Milan isolé.
Lorsque vivent dans un même district un couple de Milan royal et
un autre de noir, les deux paires nichent à proximité
l'une de l'autre. De même s'il s'agit de deux couples d'une
même espèce. Avant la guerre et au sortir de celle-ci,
quand les Milans noirs étaient plus nombreux en Lorraine
qu'aujourd'hui, nous avons observé de véritables petites
colonies de nids, aussi bien auprès de Frolois qu'à
Buré-d'Orval. Il s'agissait en général d'un ou
deux couples de Milan royal et de trois ou quatre paires de noirs. Ces
oiseaux nichaient à 50, 100 ou 200 mètres les uns des
autres, alors qu'on pouvait faire par ailleurs des kilomètres en
forêt sans rencontrer une aire. Un nid de Buse n'est pas rare
dans le voisinage immédiat de ceux de Milans. Cette vie tant
soit peu grégaire a déjà été
signalée ça et là par les anciens auteurs. Elle
prend une signification plus importante dans des pays où les
Milans sont très abondants (voir Beiträge zur Fortpflanz. der
Vögel etc., mars 1932, p.66 : MENZDTEV a
observé, dans le gouvernement de Woronesh, une colonie d'environ
30 Milans noirs, associés à des colonies de Freux et de
Hérons cendrés. Nous avons vu en Algérie (Boghari)
des Milans noirs nicher par petits groupes dans une colonie de Comatibis eremita. Voir H. DE
B. : L'Ibis chauve en
Algérie. R.F.O. no 187, novembre 1924).
Au moment de la reproduction, les Milans quittent peu les abords de
leurs aires. On trouve souvent un oiseau perché à
côté du nid tandis que son conjoint couve. Durant la
construction du nid et au début de l'incubation on peut entendre
les cris ou chants d'amour fréquemment émis. Ceux-ci
diffèrent selon l'espèce et consistent en sifflements
(doux et harmonieux chez le Milan noir} et en trille curieux pour des
Rapaces. Le nid peut être construit entièrement par les
oiseaux ; ou bien ceux-ci adoptent un ancien nid de Buse, d'Autour ou
de Corneille noire, qu'ils rechargent en matériaux. Lorsqu'ils
ne sont pas dérangés les Milans nichent plusieurs
années de suite dans le même nid, comme beaucoup d'autres
Rapaces. A en juger par le type de coloration des œufs il nous
semble que ce sont les mêmes couples qui reviennent aux
mêmes endroits d'une année à l'autre (au moins pour
le Milan royal).
Un nid, lorsqu'il est l'œuvre entière d'un Milan, est
relativement petit, très plat et peu solide. Il se trouve
d'ordinaire sur un Chêne ou sur une branche horizontale de
Hêtre. L'oiseau, maladroit dans les branches, recherche un
emplacement d'abord facile au vol. Quand un nid étranger est
adopté, celui-ci se trouve situé contre le tronc d'un
Hêtre, au milieu des branches (Buse), ou bien au faîte de
l'arbre (Corneille). Les Milans, comme les Buses, Autours ou
Bondrées d'ailleurs, sont incapables de construire une aire sur
de petites branches faîtières, s'ils ne trouvent pas une
base toute faite solide et bien construite, en l'espèce un nid
de Corneille.
Les nids de Milans sont caractéristiques. A l'extérieur
ils ne sont construits que de branches mortes, tandis que les Buses,
Autours et Bondrées utilisent beaucoup de branches vivantes
qu'ils cassent eux-mêmes sur les arbres. C'est sans doute
toujours la maladresse des Milans parmi les branchages qui les
empêche d'effectuer cette petite opération, assez
difficile du reste pour un oiseau, qu'est la cueillette de branches
vivantes. Les branches mortes sont souvent prélevées dans
un nid abandonné. Plus typique encore est l'intérieur du
nid : Absence totale de feuillages frais, si curieux chez les Buses,
Aigles, Autours, Bondrées. Par contre, présence constante
de matériaux peu employés par les Rapaces : morceaux
d'étoffe blanche ou de couleur, mouchoirs entiers (nous en avons
recueilli plusieurs encore pliés en quatre), vieux papiers,
laine de Mouton (trouvé une fois une queue entière), poil
de Lièvre, plumes de volailles, peaux de Lièvre ou de
Lapin, écorces fibreuses. Le Milan royal apporte une plus grande
quantité de ces matières molles que ne fait le noir.
Dans la R.F.O. M. MANIQUET a
remarqué qu'aux abords des nids de Milans noirs on pouvait
observer des morceaux d'étoffe suspendus aux branches en guise
de décoration. Le fait est très exact en lui-même,
mais l'interprétation nous paraît insoutenable. C'est
toujours près des nids très entourés de branches,
d'abord difficile par conséquent, que l'on remarque cette
suspension de chiffons. Les mêmes chiffons se retrouvent du reste
à terre, sous le nid. Ce sont tout simplement des
matériaux qui s'accrochent aux branches du fait de la maladresse
des oiseaux, et que ceux-ci ne peuvent amener au nid. Les chiffons
restent suspendus ou tombent à terre. L'aire du Milan royal est
plus « ornée » que celle du noir.
Le Milan royal effectue sa ponte, en général, du 8 au 15
avril. Le Milan noir une dizaine de jours plus tard.
Le nombre d'oeufs le plus fréquent est trois pour le Milan
royal. Sur quatorze pontes nous en avons trouvé dix de trois
oeufs, et quatre de deux œufs. Encore, parmi celle-ci, une seule
était-elle incubée tandis que les trois autres pouvaient
être inachevées. Le Milan noir par contre pond à
égalité deux ou trois œufs.
On considère généralement le Milan royal comme un
oiseau en voie de diminution dans l'Europe occidentale. De fait, en
France, il semble un reproducteur confiné en fort peu
d'endroits. En Lorraine cependant il paraît bien se maintenir et
sa fécondité est relativement élevée, ce
qui n'est pas un indice de conditions biologiques défectueuses,
ni de diminution.
Station biol. De Buré-d'Orval.